Les Inquiets — 1993


Ce livre ne raconte pas une histoire mais des dizaines d'histoires qui se présentent à nous comme une collection de tableaux sur les inquiétudes humaines, grandes et petites. Peinture du presque rien, ces récits brefs éclairent les rapports fragiles et souvent troubles que les hommes entretiennent aussi bien entre eux qu'avec les plantes, les animaux, les objets et les mots.

Éditions Les Herbes rouges (101 p.)

PROJET SUIVANT

Extrait

Chapitre VI


SOLEIL

Ma grand-mère me raconte sa dernière année de célibat. Elle enseignait dans une école de rang à La Sarre en Abitibi. À la récréation, ses petits élèves se chamaillaient pour lui tenir la main. Elle leur donnait chacun un doigt. Elle marchait toujours entourée de dix enfants. Elle doit maintenant descendre au deuxième étage pour souper. «Viens avec moi, dit-elle, j’ai quelque chose à te montrer.» En sortant de l’ascenseur, nous entrons dans un hall où des dizaines de personnes âgées attendent l’ouverture de la salle à manger. Ma grand-mère m’entraîne devant une aquarelle abstraite balayée de taches jaunes, vertes et roses. «J’aime cette peinture-là, dit-elle, mais je n’arrive pas à savoir exactement ce qu’elle représente. Qu’est-ce que tu y vois?» J’observe les masses de couleur et réponds instinctivement : «Du soleil, un champ, des fleurs.» Ma grand-mère hoche de la tête. Je lui demande : «Que voyez-vous?» Elle murmure : «Un homme.» Elle regarde autour pour s’assurer que personne n’écoute, et continue. «Je vois un homme, mais on ne peut jamais regarder à son aise ici.»


LUEUR

Dans la nuit noire
Seul luit
L’autocollant
Sur lequel est inscrit
Le numéro des pompiers


LAMPE

Le magasin est bondé de clients qui achètent des reproductions de tableaux laminées, des lampes, des poupées en porcelaine, des kimonos, des parfumeuses. J’enveloppe tout ça dans du papier rouge couvert de petits cœurs blancs. Je cours sans arrêt de l’entrepôt à la caisse. Je dois faire vite. Devant une cliente, j’échappe un petit abat-jour en verre dépoli. Le gérant m’engueule, les dents serrées. Pendant que je ramasse mon dégât, il répète : «Franchement, franchement celui-là.» Il prend une autre lampe qu’il emballe pour une cliente. Je vais jeter l’abat-jour brisé dans l’entrepôt. Parmi les lampes emballées dans le plastique, je me mets à sangloter.


ÉTOILES

Il n’y a pas de porte
Pour sortir
Pas de fenêtre
Pour voir les étoiles
Rien
Pas même un plancher
Où s’étendre


ÉTINCELLEMENT

Madame Fortier, qui souffre de la maladie d’Alzheimer, chigne, assise dans son fauteuil. Je passe la vadrouille sur le plancher de sa chambre. Je vide la poubelle. Je nettoie le lavabo. Dans le miroir, je m’aperçois. Je pousse mon carrosse jusqu’à la chambre de madame Denis, atteinte de sclérose en plaques. «Qu’est-ce qu’ils ont pensé d’engager un homme pour faire le ménage?» murmure-t-elle. «Tu vas secouer le tapis de douche et passer la vadrouille comme il faut en dessous du lit.» Je vide la poubelle. Je secoue le tapis de douche. Je passe la vadrouille sous le lit. Je frotte le miroir. Il étincelle.


NÉON

- Monique dort.
- J’éteins le néon derrière l’aquarium.
- As-tu vu les gros flocons?


SCINTILLEMENT

J’ai peinturé un escalier en bleu, marche après marche, en tenant le pinceau solidement au creux de ma main. J’ai fait bien attention de ne pas tacher les murs blancs. Je me suis sali les deux coudes et un genou. Du bas de l’escalier, j’ai longuement regardé les marches. Elles scintillaient comme pour l’arrivée d’un prince. En haut, j’avais oublié ma bouteille de vin.


MIRAGE

Tu voyageras
Mirage
Devant moi
Comme une ombre


RAYONNEMENT

Je monte dans l’autobus et me faufile jusqu’à l’arrière. Les gens me regardent. Je leur souris. J’approche mon poignet de mon nez et respire la nouvelle odeur. Je repense à la nuit. Nous nous sommes caressés à pleines paumes. Nous nous sommes embrassés comme deux avaleurs. Je n’ai presque pas dormi. Mais quoi de plus reposant que d’appuyer ma tête sur son ventre? Quoi de plus puissant que de poser mon sexe sur le sien? Au réveil, il a mis une goutte de parfum sur chacun de mes poignets. Je suis sorti de chez lui en sautillant. Je savais que je rayonnais.


LUMIÈRE

On est si bien
Dans une maison propre
Quand tout est à sa place
Le soleil projette
Des carrés de lumière
Sur le plancher brillant

Les souliers sont cordés
Dans le garde-robe
Les serviettes immaculées
Sont pendues aux porte-serviettes
On dirait
Une nouvelle vie
Qui commence