Le garçon de la fontaine 1996

Court texte sur le regard publié dans une revue dont les collaborateurs étaient principalement des artistes visuels.

Cube, vol. 1, no 1, Montréal.

PROJET SUIVANT

Texte intégral

Toutes ces nuits, près de la fontaine, je pense à ceux qui, assis dans leur fauteuil, regardent par la fenêtre. Il y a longtemps qu'ils n'entendent plus le tic-tac de leur coucou et qu'ils ne comptent plus les motifs de la tapisserie. Ils répètent sans cesse le nom de leurs enfants, de leurs petits-enfants et des enfants de leurs petits-enfants. Un jour, ils ont ajouté à leur liste : le garçon de la fontaine. Puis les hommes qui viennent voir le garçon de la fontaine. Je suis beau. Les yeux les plus vifs du monde. J'attends qu'on ait envie de m'aimer. J'adore entendre les bottes qui arrêtent de claquer et sentir les hommes s'asseoir à côté de moi en regardant à l'horizon. Parfois ils sifflent des musiques de film. Ils me demandent de les suivre. Je refuse. Je leur dis : regardez-moi. Je suis beau. Les yeux les plus vifs du monde. Les observateurs quittent leurs fenêtres pour aller au lit et éteignent les plafonniers. Ils rêvent à des autos jaunes qui passent dans la rue. Au matin, ils voient que j'ai disparu. Ils voudraient que je sois enfin amoureux. Je me contente des bravades de ceux qui sont engoncés dans leurs habits, et du bégaiement des timides. Je connais des gens qui écrivent des pièces de théâtre et d'autres dont les yeux bleus glacent les chiens. Je dors en pyjama et quand je me masturbe je ne pense à rien. Mon père et ma mère sont morts du cancer. J'ai la chance d'avoir peu rêvé, alors je ne suis pas trop déçu. J'aurais aimé être un tennisman et passer de longs mois en compétition aux États-Unis. Je sais que la jeunesse est un privilège. Je suis aussi beau nu qu'habillé. Je le dis quand on me le demande. Le bruit de la fontaine m'apaise, et la lumière jaune qui l'éclaire me rappelle je ne sais pourquoi un voyage en roulotte que j'ai fait avec mes cousins l'année suivant la mort de mes parents. C'est durant cet été-là que j'ai appris à déboutonner mes chemises jusqu'à mi-torse. Je partage avec les observateurs de la rue l'amour de la position assise. Je renverse légèrement mon corps, les bras ouverts, paumes sur le ciment. Je n'ai pas de métier et n'aime pas travailler. Il m'a fallu beaucoup de temps pour savoir comment je voulais vivre. La première nuit que j'ai passée à la fontaine, un homme aux cheveux blancs très courts, en veston et cravate, m'a dit : tu sais que tu es beau? Il y avait longtemps que je le savais, mais jusqu'alors je n'avais pas voulu admettre que cette beauté est tout ce que je suis. Le lendemain soir, et les soirs suivants, je suis retourné à la fontaine. J'ai trouvé ma place. Ceux qui se tiennent près des fenêtres savent que le monde a besoin d'être vu et surveillé. Moi, je sais que les gens ont besoin de monuments dignes d’admiration. Mon immobilité et ma constance les rassurent. Planté au milieu de la nuit, je me donne sans compter. Et ce soir mon bonheur est immense. Je porte ma plus belle chemise, celle qui est lignée blanc et rose. La nuit est fraîche, mais je n'ai pas envie de porter un blouson. Ma seule crainte, c'est que le vent, balayant le jet de la fontaine, ne souffle de très fines gouttes jusque sur ma nuque.